De vrais cadavres humains exposés au public pour démontrer les miracles de complexité de notre organisme… Troublante, l’exposition Our Body a traîné derrière elle une réputation sulfureuse, opposant les nécessités de la science aux contraintes de l’éthique. En France, c’est l’éthique qui a gagné : l’exhibition a été interdite en 2010.
A corps ouvert
L’exposition « Our Body », qui a déchaîné la controverse lors de son passage en France entre 2009 et 2010, continue son petit bonhomme de chemin. Pour la seconde moitié de l’année 2015, elle a posé ses bagages à Oviedo, en Espagne, attirant toujours plus de curieux. Et le phénomène n’est sans doute pas prêt de s’arrêter.
Appelée généralement « Bodies : The Exhibition », elle consiste en une exposition itinérante présentant une douzaine de cadavres humains. Sa visée est plutôt pédagogique : il s’agit de découvrir et de comprendre les mécanismes qui sous-tendent le fonctionnement du corps humain, grâce à une technique qui permet de voir, littéralement, au travers.
La technique de plastination
Pour être exposés, les corps ont subi une méthode de conservation appelée plastination : il s’agit de préserver les tissus biologiques en remplaçant les liquides organiques par du silicone. Débarrassé de sa peau, le corps apparaît dans toute sa complexité musculaire, veineuse, artérielle et viscérale.
Le résultat se situe quelque part entre « impressionnant » et « effrayant ». C’est comme si l’on avait matérialisé les corps révélés de nos manuels de biologie. Ou comme si les morts-vivants s’étaient échappés de The Walking Dead.
L’inventeur de cette méthode, Gunther von Hagens, est un personnage quelque peu douteux. Son institut d’Heidelberg (Allemagne) a organisé plusieurs de ces expositions dans le monde. Mais il ne voulait pas se contenter de montrer des corps : il les a aussi mis en scène, d’une façon qui peut sembler obscène.
Voyage à travers le monde
La première exposition de ce genre a été montrée à Bruxelles, dans des abattoirs ( ! ), sous le nom « Le Monde des corps ». Puis, elle a circulé un peu partout : aux États-Unis, en Europe et en Asie, sous des noms divers (« Bodies », « The Universe Within », « Bodyworlds »), mais toujours suivant le même principe. Des millions de visiteurs se sont pressés aux portes des salles d’exposition.
Après New York, l’exhibition rebaptisée « Our Body, à corps ouvert » est parvenue à Lyon, amputée d’une partie de sa présentation. En effet, les fragments consacrés aux débuts de la vie (notamment des fœtus) n’ont pas été présentés au public. Lyon a vendu 100 000 tickets, puis Marseille 35 000.
Arrivée à Paris en février 2009, « Our Body » s’est installée à l’Espace Madeleine – quand son organisateur aurait préféré la Cité des sciences ou le Musée de l’Homme. Elle a eu le temps d’attirer 120 000 curieux avant que la polémique n’enfle suffisamment pour qu’un juge ne s’en mêle et n’ordonne sa fermeture.
La controverse
La controverse est née du questionnement sur l’origine des corps. Pascal Bernardin, exportateur en France de l’événement et patron de la société Encore Productions, a indiqué que c’est une institution de Hongkong qui lui a fourni les corps, et que ceux-ci proviennent tous des dons faits à la science.
Mais à ce jour, leur provenance réelle reste trouble. Von Hagens lui-même a admis que certains corps présentaient une balle dans la tête, ce qui tendrait à confirmer l’idée formulée par les associations Ensemble contre la peine de mort et Solidarité Chine, que ces cadavres sont ceux de condamnés à mort chinois.
Rapidement après les débuts de l’exposition parisienne, le Comité consultatif national d’éthique a émis un avis défavorable, au prétexte que ses visées scientifiques étaient insuffisantes et qu’elle ne servait qu’à flatter le voyeurisme. La science se confrontait à l’éthique : exposer des corps, oui, mais dans quelles conditions ?
Our Body, une spectacularisation de la mort à des fins commerciales ?
En septembre 2010, la Cour de cassation a fini par mettre fin à cette exposition après l’avoir jugée « indécente », à l’issue d’une bataille juridique d’un an et demi. Elle n’est pas prêt de revenir un jour hanter les cauchemars des écoliers français.
Mais le combat global entre science et éthique, lui, n’a pas pris fin. Il a même été amplifié par le phénomène créé par cette exposition. La visée pédagogique et les bienfaits instructifs de la science peuvent-ils tout excuser ? Doit-on y mêler la question éthique, comme on le fait pour les travaux sur les cellules souches ou le clonage ?
Au XIXe siècle, les scientifiques ont développé leur connaissance de notre organisme en disséquant des corps humains dont la provenance était parfois floue. Certaines théories sur Jack l’Éventreur laissent même à penser que le célèbre assassin de White Chapel était un biologiste qui trouvait ainsi ses objets d’études…
Le débat ne fait que commencer. L’exposition « Our Body » n’aura pas seulement montré l’intérieur du corps humain : elle aura aussi révélé les contradictions inévitables de la science.