De l’autre côté du miroir avec Diane Arbus

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Injuste, le temps qui passe nous fait oublier l’influence fondamentale que certaines personnalités ont pu exercer sur leur art. Diane Arbus est de celles-là. Photographe atypique mais fondamentale, elle a travaillé autour d’un double mouvement : dévoiler le familier à l’intérieur de l’étrange, et révéler la faille du quotidien derrière laquelle s’agite l’extraordinaire et le merveilleux.

Une photographe qui impressionne

L’emprise de Diane Arbus sur la photographie américaine tient de la possession, au sens où cette femme extraordinaire, qui a imposé au 8e art ses deux grandes trajectoires ethnographiques, la marginalité et l’intime, continue de hanter les objectifs de tous ceux qui s’essaient à ce métier.

Elle est l’une des rares représentantes de sa profession à avoir eu droit à son propre film. Dans Fur, réalisé par Steven Shainberg, Nicole Kidman incarne une Arbus lunaire et distante. Le film, sous-titré « portrait imaginaire », inspiré pour sa part réaliste de la biographie rédigée par Patricia Bosworth, fait la part belle à l’imagerie de l’étrange qui fut la marque de fabrique de la photographe.

Fur évoque le processus par lequel une épouse et mère ordinaire des années 40/50 aux USA devient, par le biais de la photographie, une femme émancipée, solitaire et torturée, qui s’aventure sans peurs – ni préjugés – dans les marges de la société. Telle une Alice prenant le raccourci du terrier pour plonger dans un Pays pas si merveilleux que cela.

Déviations et déviance

En tentant d’esquisser par le filtre de l’imaginaire le portrait d’une photographe qui a elle-même œuvré dans la portraitisation du bizarre, Fur devient sa propre contradiction. C’est la raison pour laquelle ce film, raté, n’en rend que mieux hommage à son personnage. Car le portrait d’Arbus est celui d’une déviation qui conduit à une déviance, d’un décrochage progressif de la ligne bien droite du mainstream.

Mainstream ? Diane Arbus ne connaît pas. Elle, elle a embrassé les marges, au risque de plonger dans les caniveaux. Elle a bravé les interdits, mis la tête dans les bas-fonds et s’est passionnée pour les égouts – au sens métaphorique de ce qui se trouve sous la surface. En cela, elle a été, de son vivant, un personnage de film hollywoodien : une désaxée.

Ses photos, étranges et inquiétantes, dévoilent le double mouvement du familier qui devient étrange, et de l’étrange qui laisse paraître le familier. Un jeune garçon qui tient une grenade à la main, dans Central Park. Une femme sur un banc, modèle de plusieurs clichés, qui s’avère être un homme en pleine transformation.

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New York, New York

Son inspiration, Diane Arbus la puise dans la ville de New York, qu’elle traite à la fois en territoire connu et en terre étrangère. Ainsi, elle produit une anthropologie de l’Amérique contemporaine à travers des portraits de gens saisis dans leur existence au jour le jour, dans leurs mœurs ordinaires et dans les décors de leur banalité.

Pour autant, en photographiant le bizarre et le marginal, l’atypique et l’insolite, bref tout ce qui ne colle pas aux stéréotypes les plus en vogue, Arbus a, paradoxalement, souligné combien le modèle le plus désaxé bascule toujours vers une part de familier et de banalité quotidienne.

Il faut voir, par exemple, ses clichés de nudistes – qui, précisément, sont devenus des clichés au sens figuré. Ces hommes et ces femmes, entièrement nus à l’exception d’accessoires, qui fixent l’objectif avec sérénité et en souriant, et qui vaquent à leurs occupations (Retraité et sa femme chez eux un matin dans un camp de nudistes, New Jersey, 1963) ; n’est-ce pas le triomphe du normal ?

Idem pour ces portraits de marginaux, handicapés, « monstres » de foire, transsexuels, tous captés dans leur quotidien et nimbés d’une réalité routinière qui n’est pas sans les rétablir dans une trajectoire qui serait celle de monsieur-tout-le-monde.

En somme, Diane Arbus photographie des êtres réels, usés comme tous les autres par l’emprise du quotidien, vivant dans des intérieurs modestes, portant des bigoudis ou des bas filés, parfois caractérisés par un certain goût du kitsch – bref, nos voisins, nos collègues de travail, les habitants d’un monde qui est aussi le nôtre.

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Diane Arbus, bourgeoise en rupture de ban

Pour les phénomènes de foire, pas de compassion. Arbus montre, au contraire, comment ces personnages sont dotés d’une épaisseur supplémentaire, une sorte de cuir psychologique naturel qui provient du fait qu’ils sont nés avec leur propre traumatisme, ce traumatisme que la plupart des êtres « normaux » craignent leur vie durant.

« Ce sont des aristocrates », conclut Arbus. Provocation ? Non, la formule est subtile, et bien plus profonde qu’elle n’y paraît. Car c’est aussi d’elle-même que parle Arbus. De ses failles personnelles. Enfant de la respectable bourgeoisie new-yorkaise, elle a tout fait, comme elle le dit elle-même, pour dégringoler l’échelle sociale.

Née Diane Nemerov en 1923, au sein d’une riche famille juive propriétaire du magasin Russeks, sur la Cinquième Avenue, elle épouse, à 18 ans, un photographe désargenté du nom d’Allan Arbus. Ensemble, ils pratiquent leur art et se font connaître avec des couvertures de magazines.

Folle d’admiration pour son époux et d’amour pour ses deux filles, Arbus subit un drame personnel lorsque, à ses 38 ans, Allan la quitte pour une actrice. La photographie devient sa raison de vivre. Elle expose, en 1967, au Musée d’art moderne aux côtés de Garry Winogrand et de Lee Friedlander. Sa photo des deux jumelles en habit du dimanche, identiques et différentes à la fois, la rend célèbre.

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De l’autre côté du miroir

Pour nous faire passer de l’autre côté du miroir, Diane Arbus impose son style austère : noir et blanc, format carré qui emprisonne ses modèles. Cette esthétique de la non-esthétique accentue son désir de brouiller les frontières traditionnelles : entre masculin et féminin, entre normalité et anormalité, entre équilibre mental et folie.

Ce goût pour l’inconnu et l’étrange, elle le tient de celle qui fut sa professeur à la New School, Lisette Model, photographe fameuse pour ses portraits de pauvres et de vieillards, grotesques et touchants à la fois. Model a enseigné à Arbus comment faire du tabou son angle de vue et des nuances du bizarre sa palette de couleurs. Elle lui a montré la voie d’un art de la faille plus que de la fugue.

Arbus a peut-être trop bien retenu la leçon. En 1971, à l’âge de 48 ans, dépressive, elle se suicide en se bourrant de barbituriques avant de se tailler les veines. À force de côtoyer l’autre côté du miroir, sans doute avait-elle décidé d’y rester.

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